Conversations imaginaires n° 6 : De l’indicible

Les mots captent l’histoire du monde, mais jamais n’oublient le masque de la prudence. Lorsqu’ils s’évoquent sous le couvert de la discrétion, ces mots ternissent à jamais de leur empreinte l’indicible, le discret, et le caché. Ils sont une éternelle présence, jamais remarquée et si peu oubliée, détachée mais éternellement liée ; rattachés à l’histoire du monde, du mythe et de ses peuples, les mots nous parlent en silence.

Lorsqu’ils s’invoquent dans cet indicible, ces mots rougissent alors de leur propre existence ; plus qu’ils ne condamnent, ils marquent de leur passage l’éclair discret d’une révolte en silence ; de faibles murmures dissimulés sous le voile d’une petite romance.

Le mot faible cache souvent des sentiments forts, condamnés à se partager en silence, condamnés à évoluer sans jamais se réclamer de la pleine existence. Étions-nous préparés à parfaire notre rapport aux mots, qui bien souvent nous échappent d’entre les mains, et étions-nous préparés à ne jamais en saisir le sens ? Si oui, quel monde, celui de la parole et celui du verbe, que les multiples couleurs de plus d’une virgule façonnent ? Comment l’évoquer sans qu’il n’en vienne à piétiner la vie tout entière, et comment l’approcher sans qu’il n’impose de sa force un déni nouveau pour ce qui ne se dit pas ? Trop peu de réponses pour bien trop de questions : c’est là le lot commun de notre existence.

Dans le doute, Éris ne s’était-elle donc pas contentée de s’avouer à elle-même que si sa patience avance, elle n’en masque pas moins une latence certaine ? Pauvre de nous, humains, à trop vouloir s’essayer à la maîtrise du verbe, nous voilà, déchus, désordonnés, et perdus. Si l’indicible sait taire le mot sans jamais le recoudre, il sait aussi l’amplifier dans le cœur, mais rarement à voix haute. Jamais tout ce qui se vit ne se partage : l’Homme se condamne avant l’heure lorsqu’il se trouve piégé dans cet indicible sans pouvoir en sortir. L’indicible pardonne-t-il ? En appelle-t-il à une plus grande sagesse ?

Dans la fin se trouve le début à toutes ces réponses, et si Éris n’en possède aucune certitude, c’est peut-être auprès de Jean qu’elle pourra trouver un semblant de lumière sous le couvert discret d’une ombre et de son époque.

Le peu de doute qui s’était installé en son sein alimentait sa tourmente, tourmente de l’existence, et ce sans qu’elle n’en vienne à réaliser le poids de son histoire. Il fallait croire que cet indicible alimentait à bien des égards des dispositions nouvelles ; point de magie lorsque s’occulte le monde des douces vérités, vouées à se porter mais à ne point se partager. En filigrane, elle avait à son tour laissé entendre le doute pour de tels appareils, mais aussi pour le moindre de ses maux. S’agit-il d’un d’une condition nouvelle, ou bien n’y a-t-il là que le reflet d’un prédicament universel ? Jamais le doute ne s’estompe, et sans qu’il ne disparaisse, c’est dans son reflet que brille cet éternel indicible.

« Jean, puisse ta sagesse façonner un peu mieux l’équivoque d’une réflexion sur cet indicible, sur la tare de notre ontologie depuis que l’existence s’étend au-delà des apparences, comme pour s’en aller capturer un monde se construisant dans la parole. J’accuse dans cette tourmente un bien trop lourd silence, me forçant en toute discrétion à ne point user de mots qui viendraient caresser ma liberté. Je me vois là, impuissante, et livrée à moi-même. S’agit-il d’une réalité ou du fourvoiement de mon esprit ? Que puis-je y escompter, sinon l’espoir qu’un jour je trouve la force d’y amorcer une réforme…et sans ça, alors la transcendance d’une réalité à moitié avouée mais à jamais incomplète. Sans doute il est des éléments bien plus subtils dans de tels états, des petites lumières dans la pénombre de ma propre compréhension et de ses subtilités. Au grand jour se dévoile l’apanage de mes sentiments dans l’indicible, telle une nécessité à jamais choisie. Et pour quelle raison Jean dois-je ici me résoudre à ne pouvoir articuler cet indicible qui me ronge de l’intérieur ? Est-ce une affaire de résolution plus qu’une impossibilité ? Si tel est le cas, quel miracle invoquer ? Le trouble me parle, il m’ordonne de me taire, et il m’évite après m’avoir embrassé d’un doux baiser de lumière. »

Pour Éris, cet indicible semble habiter un caractère qu’un courage franc ne sait dominer ; et si elle dit vrai, et si son cœur l’implore, c’est dans sa vaillance qu’elle parviendra à le réduire et à le taire. L’indicible prévaut à jamais, éternel caractère de l’homme, éternel compagnon, et le silence n’est pas plus qu’une honorable bassesse.

« Éris, cette confusion alimente au moins la réflexion pour cette impasse dans laquelle tu te trouves, lorsque les dés se lancent, ils sont aussi l’espoir d’un aboutissement qui soit fécond ; si ça n’est pas le cas, cela n’exclut en rien le projet. Si indicible il y a, à nous de nous y résoudre et d’apprendre à le sublimer pour mieux l’accepter. Est-il à proscrire de manière ordonnée, et est-il à totalement éliminer ? Est-il à fuir comme un bien trop lourd fardeau, ou bien comme une bien trop douloureuse entaille ? Mes propres mots parfois m’échappent, mais jamais n’acculent ; au fond, comment le pourraient-ils, ils sont miens et ce sont ceux qu’à jamais je possède. Rien ne saurait s’y substituer Éris. Cette nécessité dans le non-choix, telle que tu le vois désormais et aussi une nécessité avec le quelle te dois d’apprendre à composer. Y exclues-tu cette possibilité Éris ? »

« Doublement, si cet indicible en vient à pénétrer de sa chair le répit d’une attitude qui m’était bénéfique avant qu’il ne se présente à moi, mais également s’il ne vient qu’à renforcer le mutisme qui lui appartient Jean. J’accuserais alors dans ma naïveté un trop-plein d’indécision sans que cela ne me profite et sans que cela ne me rende plus heureuse. Pour ceux ne s’étant point essayé à telles coutumes, rien sinon un espoir qui se fait timoré.

Je ne saurais m’essayer à de tels actes s’ils en venaient à m’éprouver de la sorte. L’indicible ne se réclame point, jamais lorsqu’il subsiste et s’installe. Tant de regrets Jean et tant d’envies d’y voir autre chose, mais c’est sans compter sa nature espiègle. J’admire l’homme de passion qu’une quête pousse à ne pas s’apitoyer sur son sort et sur la nature de cet indicible, mais cette admiration n’égale la débâcle dans laquelle je me trouve désormais. Pour le reste, je me perds, tentant çà et là de juguler le peu qui m’incombe ou le peu que je possède. J’ose également espérer que cet indicible m’allègera un peu plus de cette tourmente et de sa genèse, qu’elle diminue quelque peu ; sans quoi, je n’arriverais à trouver d’espoir dans ce sentiment rarement fécond, espiègle et inévitable, lui-même de nature irréconciliable avec la nature de ce silence à moitié avoué. »

Éris avait ici exposé le poids et la meurtrissure de l’indicible. Les Hommes sont-ils condamnés à ne pouvoir parler de tout ? Sont-ils également condamnés à laisser cet indicible prendre racine et s’installer, se développer et se doter d’une quelconque facétie ? Et si c’est le cas, comment s’en défaire, et comment avancer sans qu’il ne nous piétine ? Le mutisme sied à bien des égards, mais se paie d’un bien trop lourd forfait pour le simple mortel, et plus qu’un doute, c’est une certitude qui habite désormais Éris mais sans qu’elle ne parvienne à s’y défaire. La crainte semblait tout autant la ronger de l’intérieur sans qu’elle ne puisse se délester de ce fardeau. La sagesse se limite mais toujours se heurte à un petit écueil ; barque perdue dans les eaux de la tourmente et de la misère humaine, fins aspects ne manquant pas de doux mystères en apparence. Regrets dans ces peines perdues et joies latentes dans une éternelle tourmente, qui à jamais s’installe.

« Éris, jamais ce fardeau ne t’abandonnera, et jamais il ne laissera avec la plus petite de ces certitudes. Pour ce que le temps annonce, il te restera au moins l’aventure de nos douces époques, des petits contes qui se liront encore et encore. L’indicible, même s’il se partage ne changera pas. Quand j’y repense, je le vois là, dansant, et moquant du moindre de mes gestes.

Pour un cœur fécond que le silence n’ignore, il ne reste rien sinon tout. Et puis, si tu t’y essaies à nouveau, que vois-tu ? Une pénombre dans laquelle réside au moins plus d’une fois l’entrain de tes émois que de douces larmes caressent. Elles subliment et façonnent les petits recoins de cette éternelle solitude ; essaie et tu le verras. Le silence ne bouge pas, il s’immisce plutôt dans le doute d’une parole faite discrète, que seul toi voit désormais. Quel lot commun ? Le cri d’une misère partagée dans un espace fait des meurtrissures que l’âge façonne. Dans le doute, tu peux te retourner et voir la chair d’un monde qui t’ignore, ou bien la fin d’un élan et de ses apparences qui rarement ne te laisseront comblés. C’est ce que le silence t’apporte, et sans le savoir primaire qui anime l’avancement de telles causes, l’indicible ne possède plus qu’une simple raison pour son existence. Pouvons-nous prétendre, et l’ignorer à tout jamais ? Pouvons-nous enterrer de telles bassesses en escomptant que le temps y fasse son œuvre Éris ? Parce que j’alimente pour moi le doute, je me retire et laisse la parole à tes éternelles réflexions. »

Jean ne semblait pas posséder la certitude d’un monde pour une réflexion dépareillée. Il se retrouvait également là à ne pouvoir articuler cet indicible, lorsque à son tour, il se rendit compte qu’il n’y avait point d’espoir porteur. C’est lorsque la certitude s’efface et disparaît qu’elle laisse place aux états espiègles ; des maux et des mots nécessaires. Voilà tout. Jean se savait aussi dans l’incapacité d’avancer s’il fallait qu’il se détache de cet indicible. Plus qu’une honte, il est aussi une nécessité, un besoin même pour l’homme escomptant s’en détacher.

« Jean, peux-tu t’y résoudre ? Si je te laisse cette douce parole, c’est pour qu’à son tour elle te saisisse par le bras et te fasse avancer, qu’elle t’enlace avant de te laisser décrépir dans un abîme de non-dits. Drôle de monde, perdu dans son époque ; déchéance pour un petit entrain alors que je suis impuissante. J’amorce au moins de ces doux caprices la tentative que cet indicible me pardonne ; qu’il me confère dans mes états seconds la force d’avancer et d’y trouver pour moi-même un semblant de répit. Douce ombre qui caresse mon silence et qui alimente une vie façonnée par ce que je tenterais de qualifier de gaieté.

Chasser le silence d’un revers de main, pour que dans cette chute se manifeste plus d’un émoi : c’est une tentative – vaine sans doute – après m’être demandée si dans l’imaginaire cette impasse existe toujours. Je la sublime et je m’y soumets, et dans tous ces éléments existe au moins le marasme de nos petites complications. Mais quelle déférence dans de tels lieux ? Rien, sinon des déserts dans nos abîmes, sables noirs, et douces perles d’éternels moments à jamais résolu.

C’est un nouveau passé qui me glissera d’entre les mains lorsque je tenterais de le saisir, un somptueux mystère qui me prendra par la main alors que j’ignorerais tout de sa véritable apparence, et de l’ignorance qui est le miroir de l’homme à l’état brut ; déchéance dans son errance : c’est le moindre des maux.

Je peux au moins escompter de cet indicible qu’il me pardonne ; qu’il m’accorde un instant de répit, pendant que ces tentatives produisent ce qu’elles désirent.

En ce qui me concerne, en paroles du moins, rien ne s’y trouve. Si j’aspire à de tels élans, je les admire mais si je les moque je ne peux les ignorer. Ils sont à jamais gravés en moi, joyaux forgés dans le silence, pierres que je ramasse et que je rapproche de mon cœur ; et qu’ils brillent de mille feux avant de disparaître, je ne saurais jamais leur en vouloir… »

~

Résolution sans doute, après que l’écueil d’un tel silence ait frappé en pleine poitrine. Et si Éris s’y était résolue, c’est aussi parce qu’elle avait accepté son sort en silence. Douces mélodies à jamais gravées et qu’elle se verra porter en son sein, sans que Jean ne puisse y faire quoi que ce soit.

Après-tout, le silence est telle une belle violence qui blesse toujours plus que le verbe…

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