Conversations imaginaires n° 3 : Des passions blâmables

Lorsqu’un feu anime plus d’un foyer, les ébats prennent vie. Romance dans une indicible violence, c’est pour Jean le moindre des doutes. C’est un choix sans rédemption, des passions et de leurs supplices.

Jean, bien déterminé à éradiquer les mots imparfaits et raffiner la compréhension de telles passions, alla s’enquérir chez Éris d’un semblant de sagesse, que le temps et le poids de tels supplices avaient façonnée. Y voyait-il sa propre libération ? Lorsque ces passions frappent un cœur de plein fouet, que reste-t-il, sinon l’illusion du repos qui toujours se demande mais jamais ne se trouve ? Bien triste assurance en la machine ronde, esquisse de la salvation qui n’avait en réalité que les mots pour la faire exister.

« Éris, que ta sagesse me guide, et qu’elle me donne l’espoir d’entrevoir la joie dans une condamnation qui n’est ni la tienne ni la mienne. Et comment pourrait-t-elle l’être, puisque jamais il me fut donné de choisir ? Si mon bien-être n’est qu’à la merci de sentiments égoïstes qui se suffisent à eux-mêmes, ils m’apparaissent alors comme une bien lourde maladie qui m’empêche d’avancer. Quel répit pour un homme que la sangle du cœur étouffe ? Quel réconfort dans une vie que je me désolerais à qualifier de destin ? C’est que, si j’avais pu choisir, n’aurais-je pour moi-même accepté un simple succédané de réflexion ? »

« Jean, bien triste consolation et bien pauvre vision que de se débarrasser de tout ce que tu qualifies de blâmable. N’avons-nous jamais connu de pareils hommes, qui poussés par une telle force, en sauraient venus à ne vivre que de chiches plaisirs d’ascètes ? Mais la consolation en est-elle plus grande ? Le monde qu’ils avaient décidé de faire exister n’est à mes yeux qu’une éternelle platitude et rien d’autre.

Il n’est de plaisir sain que le plaisir sans prix, mais peu y aspirent Jean. En effet, dénaturer ces passions blâmables ne nous laisserait qu’avec deux choses : la folie et l’espoir qu’elle n’est qu’un mirage. »

« Éris, j’en appelle à ta sagesse, et que tes mots me guident plus qu’ils n’alimenteraient cette nouvelle détresse. Une réflexion sans passions blâmables, est-ce donc tant de folie ? Que ma volonté me fasse raison, et qu’elle me donne le courage de te montrer que ma réflexion ne dépend pas plus de la chair que les sols arides ne dépendent de l’eau, et que l’habitude avait finit par façonner. Les chiches plaisirs d’ascètes ne nous permettraient-ils pas de jouir de nos vies sans que la tourmente ne soit cette tare à jamais inavouée, n’étant qu’une misère dissimulée derrière un plaisir apparent ?

Et si l’éternelle platitude ne convient pas, et si elle n’est qu’un doux poison que tes ascètes digèrent, j’y vois le mérite d’un bien petit prix face à tous ces éclairs mettant à sang la désolation d’un cœur trop naïf et innocent. Que je m’y prenne d’affection pour un tel cœur, mais sans souhaiter que tu n’y approuves une telle tourmente.

Que la mort m’abatte si je m’y fais une raison. »

« Elle n’en fera point, il faut croire qu’elle se joue de nous jusqu’à ce que notre décrépitude nous laisse apprécier avec amertume tous les plaisirs dont nous jouissions jadis Jean. Après-tout, si ces passions blâmables brûlent, elles nous font vivre, un cœur peut-il à jamais être heureux sans que ses passions le fassent exister à nos yeux ? Petite créature que chaque instant de solitude fait disparaître. Lorsque la folie l’endigue, jamais pleurer sa disparition ne remplacera son existence. Alors, aussi douloureuses ces passions soient-elles, elles n’en demeurent pas moins la meilleure des consolations en notre for intérieur. La réflexion ne transperce que les mots dont elle se joue. Les sentiments, Jean, nous transportent dans l’expérience. »

« Sans compter le plaisir que j’y éprouve, aussi intangible la réflexion soit-elle. Éris, la consolation est bien triste et trop lourde à payer, et que pouvons-nous dire à celui qui la refuse ? Il n’y a dans la nécessité que l’impuissance de la résolution, mais pour celui qui la transcende, la nécessité s’amenuise.

C’est une consolation qui ne revêt que le doute de l’hypothèse, ou peut-être l’incapacité à voir ce qui diffère. La tentative de l’écrivain avait laissé de son sang cette indécision que le peintre et le poète qualifièrent passionnément. Plaisir dans la douleur : quel douloureux plaisir. »

« Pouvais-tu me voir sans me désirer ? Pouvais-tu me toucher sans m’aimer ? »

« Il fallait croire que je m’y étais résolu. »

« Et qu’y avais-tu trouvé ? »

« La plus belle des créatures qui soit, sans l’accoutrement de tes éclairs, et sans que la perfection de la vision me laisse avec un insatiable désir. La chaire ne s’en trouve plus douce. Elle se renouvelle à chaque rosée, elle se ravive à chaque instant, tout en me rappelant qu’elle pourrait disparaître face à des tentatives vaines et futiles. L’Amour n’est que la politesse du désespoir Éris. »

« Ah l’Amour ! Que chacun côtoie depuis la nuit des temps, absinthe du cœur et folie vénielle. Voilà à quoi nous nous condamnons tous. Simples mortels souffrants d’exister. L’extase blesse d’un tranchant sans commune mesure. L’Amour souille la plus noble des entreprises, et pousse le caractère d’une pauvre réflexion. Et pourtant, comme à chacune de nos conclusions, cet Amour me fait l’effet d’une flèche déjà lancée en pleine course, que rien ne saurait ne faire dévier. Ni la colère des dieux, ni le remords des indécisions.

Tu avais essayé sans doute de n’y voir que des accoutrements et la mise à mort du désir, mais l’illusion même s’invite. Elle ne cesse de te narguer à chaque instant. Les tentatives que tu qualifies de vaines et futiles se dissimulent et se jouent de toi. Et l’écrivain n’est pas plus que le peintre ou le poète, car tous deux poussés par le désir de l’ignorance, qui défie la sagesse sans qu’elle n’en soit alors plus noble. »

« Dans l’indécision sans le doute se trouve la beauté dénuée de toute passion, et dans les mots sans flammes se trouve la libération Éris. Quelles qualités pour l’esthète sans que la pierre de ses émois n’en soit polie ? Rien ne le nargue, mais tout l’appelle à une vie paisible. De vils serpents pour nos passions blâmables, voilà ce que nous sommes pour les dieux, ils nous tuent pour s’amuser ! Et lorsqu’il reste un semblant de décence dans l’ignorance, le désir s’en trouve tout épanoui…

Mais ces rivières ne coulent qu’à flots le sang de nos meurtrissures. Gare à celui que la fatigue s’impose d’une halte. Et si le repos ne me tue pas Éris, c’est le remords de mon indécision qui le fera. »

« La beauté sans passion ; illusion du mot sans paroles. Ne te fourvoie pas Jean, tu vaux bien plus que cela. La peine m’envahit à l’idée de te voir aussi serein dans l’illusion de ces mots sans flammes. Et je me souviens de cette passion lorsque nos corps ne faisaient plus qu’un.

Peu de libération dans l’union, que mon cœur transperce le tien. »

« Sans que la honte ne s’abatte sur toi et sans que tu ne m’aies entendu laisser mes mots s’échapper. Et comment auraient-ils pu se manifester sans qu’ils ne m’aient tué ? Ta chair n’atteint pas cette passion que j’appelle poison, sans pour autant que je ne sache l’apprécier Éris, mais rassure-t-toi, ton cœur avait déjà transpercé le mien lorsque nos regards se croisèrent : je m’y étais vu sans que toutes les peines de te voir m’appartenir ne s’y soient manifestées. Quand bien même tu t’étais résolue à croire qu’il y avait là quelques passions échappant de peu à la plus âpre des disciplines, le chemin en fut tout autre.

Je me réjouis de cette liberté, sans n’avoir laissé sur le chemin la rose que ton cœur avait déposée…et pourtant, si je te le dis, rien ne me condamne à t’aimer. »

« Je te laisse t’y résoudre et je vois un pardon que le doute avait sans doute mené à embrasser. Que la lune rayonne sans que tu ne t’obstines à fermer les yeux. Le temps est lucide, mais jamais n’égalera l’imperfection de ce qui est. Et si tes passions n’existent pas, tu rejoindrais les dieux. Jamais en la terre ronde un homme sans pareille faiblesse n’avait fait son œuvre, et si cela avait le cas nous l’aurions su ; ce qui je joue de toi n’est pas plus le temps que cet échec imparti. Trois fois je te répèterais ce que tu ne veux pas voir mais trois fois j’échouerais…il fallait croire qu’il n’y avait qu’un trop faible recours pour un cœur de pierre. »

« Et quoi ! Que je me réclame de ma liberté sans que tu ne la qualifies de péché. »

« Ma douleur est inconnue… mais comment peux-tu être si indifférent à la force de tels sentiments ? Ils avaient au moins le mérite de subjuguer le peu de folie qui m’animait. Ta beauté n’avait d’égale que la perdition de ton verbe, elle laissait au moins place à cette force qui m’avait consommée tout entière ; sans que le plaisir ne m’ait envahi, je possédais déjà la certitude de notre condition, en simples mortels que nous sommes. Si je me vois, tu me condamnes. »

« Et que tu m’en sois témoin, mais jamais je ne pourrais demander pardon pour un monde simple qu’un intellect érige. Pourrions-nous reprocher au marin de fuir les eaux troubles ? Pourrions-nous blâmer les charognes de persévérer avant de se jeter sur la carcasse ? L’Amour est un bien vilain jeu, et plus que de calmer un esprit sot, ne fait que l’alimenter de l’éternelle confusion. Je me serais retrouvé condamné à te voir et à t’aimer mais sans ne jamais te toucher. Et comment pourrais-je ? Les passions blâmables construisent une prison de verre que la détresse habite. Que ta beauté me pardonne, sans que tes sentiments ne m’adorent. »

« Je me résoudrais et tenterais de mieux comprendre ce qui t’anime Jean. Je m’y résoudrais et essaierais de voir en ton cœur cette raison que tu chantes. Je me lie à toi sans que cette union ne puisse te porter préjudice. J’attendrais patiemment si ça que ce qu’il me reste à faire. Les démons cesseront de te tourmenter, fourberies que tu déplores, fourberies qui nourrissent la confusion. Si ces passions perdurent, comment les qualifierais-tu ?

Détresse, désespoir, vengeance, tourmente ? »

« Éris, que les Dieux t’entendent et qu’ils aient pitié de toi. Qu’ils m’entendent et qu’ils aient pitié de moi. Ma raison n’est pas plus à chanter que la tienne, ton cœur en est tout aussi vivant. Et jamais rien ne nous ne portera préjudice; si le langage que tu parles n’est pas le mien, les deux n’en constituent pas pour autant des ennemis. Égaré je suis mais rien ne me tourmentera jamais plus que de te voir souffrir, et jamais la réflexion ne sera ma consolation. La détresse, non, mais il fallait croire que ta sagesse m’avait ouvert les yeux sur ce qui t’anime, et cela semble suffire à faire tomber ce que voyait de blâmable.

Je me vois vivre dix mille vies à tes côtés, et l’éternel répit que ton parfum offre ne connaît pareille mesure Éris…»

~

C’est sans dire un mot que Jean se leva et porta à ses lèvres la coupe d’un vin corallin. Il vit dans l’instant Le Jardin des délices de Jérôme Bosch. Tableau d’opulence subjuguant la magnificence des désirs. Les corps nus avaient eu raison de sa passion. Jean se voyait désintéressé, mais si le cœur d’Éris avait dit vrai, l’illusion laisserait place à ses passions. Que l’indécision me laisse en paix se dit-il.

Il posa la coupelle sur le guéridon en bois de rose avant de tourner la tête. Jamais Éris ne lui avait paru si sublime.

 

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