Conversations imaginaires n° 5 : Du fatalisme de la vie

Existe-t-il des situations qui se vivent sans se choisir ? Des situations qui s’invoquent au travers d’une providence lointaine mais à jamais présente ? Si telle est le sort que les dieux réservent aux mortels, leur est-il possible de réfuter de tels actes ? Plus qu’un simple châtiment mondain, le fatalisme de la vie frappe lorsque découvert et questionné.

Ce regard neuf sur le monde, s’il se contemple, se joue aussi de nous. Pour l’homme convaincu que les choix ne seront jamais rien, il en restera au moins un qui subsistera toujours : celui du non-choix. Le fatalisme de la vie est un silence a moitié avoué, une impuissance pleinement acceptée, une acquiescence pleinement manifestée.

Contrées lointaines, celles des éternels sourires qu’une insatisfaction croissante nourrit. C’est dans le désert de telles affres que la bataille contre ce fatalisme se joue, et que ces mêmes dieux se moquent de nous ; s’ils nous imposent l’ordre des choses, ne pourrions-nous pas au moins prétendre et faire semblant ?

Jean n’y voyait que deux recours, tous deux aussi mortels l’un que l’autre : la vie ou la mort. Laissant le questionnement l’envahir mais sans ne jamais tergiverser, et sans ne jamais l’oublier, il alla s’enquérir de la sublime sagesse, que son éternelle compagne, Éris, savait alimenter. Diversions d’hommes désespérés se dit-il ; fallait-il au moins qu’il ne s’avoue à lui-même que la ténacité était futile ?

« Éris, pardonne le chagrin dans un cœur éreinté, mais aussi affaissé sous le poids de sa propre métaphysique. C’est que, je n’ai pas su trouver là de quoi taire un cri que trop de mélancolie façonne. L’ordre des choses me trouble, quel est donc ce destin que les dieux nous imposent ; y voient-ils la source de leurs amusements ? Lorsqu’ils façonnent le monde et nous laissent croire que nous pouvons le changer, je n’ai cesse d’en vouloir à ce fatalisme qui frappe de plein fouet.

N’y a-t-il pas dans cette fatalité le regret, l’abandon et le désespoir ? Lorsqu’un tel ordre frappe, quel recours me reste-t-il ? Je n’arrive à puiser en moi l’espoir qui me suffirait à me détacher de telles chaînes, ni la volonté suffisamment forte pour mettre fin à de telles dérisions. Le peu de liberté que je possède s’en voit disparaître, dilué dans un trop-plein de fatalisme, et si j’ose le qualifier ainsi, c’est parce que je désirais le voir se manifester au moins le temps d’un souffle.

Le caractère du projet que je nourris ne peut que me laisser sans mot, et lorsque plus qu’un courroux qui m’abat, c’est le sort qui me laisse à nu. J’alimente des espoirs vains en pensant me détacher d’un tel fatalisme, mais comment cet espoir ne pourrait-il donc pas me glisser d’entre les mains face à la puissance de toutes ces choses, face à l’ordre des choses ? »

Éris s’en trouvait pour le moins surprise ; rien ne l’avait préparée à retrouver Jean contemplant ce qu’elle qualifie des « intentions toutes faites ». C’est que, ces mêmes intentions n’avaient à ses yeux que peu de chances d’atteindre l’homme d’intellect armé et préparé à chasser de telles éventualités. Lorsqu’il invoque le verbe de la sagesse ou celui de la réflexion, on pourrait n’attendre qu’une bien piètre issue pour l’appareil de théologie. Et pour Éris, si ce non-choix existait, il se devait au moins pousser les hommes à s’alimenter d’eux-mêmes, et ériger en pensées nouvelles un regard sur le monde qui n’en est pas un.

À plus d’une reprise – songea-t-elle – le cœur que la raison n’arrive à faire taire se retrouve chagriné, indisposé tout autant qu’incapable de se savoir entendu. Quelle providence subsiste alors lorsque le désespoir frappe ?

« Jean, je n’oserais croire qu’un tel sort puisse avoir raison de toi. Comment le pourrais-je ? Et comment le pourrais-tu ? Puisse ta raison éreintée s’allonger dans un havre, en s’espérant qu’elle puisse par un tel répit s’alimenter d’espoirs salvateurs, mais qu’elle préserve aussi ton cœur.

Si cet ordre te trouble, ne se devrait-il pas également te laisser avec l’espoir que le verbe te sauvera ? J’en appelle à ta capacité de raisonner, sans voir dans cet ordre ce que l’analyse ne saurait réprouver. Et si les conclusions te laissent sur ta faim, refuses-toi de t’adonner aux folies d’un désespoir rendant l’analyse timorée. L’esprit se décontenançant de lui-même n’égal que la paresse lorsque nous nous retrouvons en véritables spectateurs, se réclamant de quelques fourberies, panem et circenses ! Ne vois-tu pas là plus qu’une liberté disparaissant, un espoir se manifester à nouveau ? Si le caractère timide de cet espoir te glisse d’entre les mains, il sait aussi pour nous se montrer joueur, et libre à toi de le voir se manifester.

Si tu te refuses à invoquer les dieux, tu les laisses dans le doute quant à ta présence. Mais si tu te manifestes, sache qu’ils n’y verront que la poudre d’un canon sans chair. Je me plais à contempler ton silence, absence nécessaire d’une condition bien trop tôt abandonnée. Pour le reste, je ne peux m’empêcher de n’y voir qu’un homme en proie à une vie qu’il ne choisit pas. »

« Éris, ce sont ces mêmes bagatelles que je ne peux ni nier ni fuir ; et comment pourrais-je donc ? Si j’en avais fait le choix prématuré, j’aurais aussi trouvé plus d’une raison pour avancer dans cette vie. C’est que, ton discours sublime à peine un appareil que je vois bien plus lourd, bien plus difficile peut-être. Comment brosser d’un geste un ordre qui nous avait tous condamnés et qui continuera de le faire. Cette même métaphysique est nécessaire. Que les choix par folie m’y raisonnent, mais s’ils échouent, alors je me rends. »

Si le succédané qu’Éris voulait pour Jean ne revêtait pas le plein caractère d’une alternative, c’est sa frugalité qui n’égalait que son incomplétude. L’ordre des choses, comme Jean se complaisait à l’appeler était aussi un ordre qui poussait le sage autant que l’ingénu à se recroqueviller sous le poids de la pensée téméraire. Ce même ordre, lorsqu’il terrasse l’homme de lettres, y parvient lorsque ce dernier en arrive à la conclusion qu’un trop peu de compréhension ne sait enterrer un tel destin. Jean avait-il encore le choix ?

« Jean, puisse ton éloquence se doter d’un peu de miséricorde pour des mots qui te firent l’effet d’un doux poison. J’avais aussi vu dans cette même éloquence l’espoir que le verbe se guérirait de lui-même ; à tort, il fallait aussi croire que cet ordre des choses qui t’eut condamné ne t’avait laissé sans l’alternative. Drôle de prospect pour l’homme de lettres et l’homme de pensée, celui de se défaire ou d’essayer de se réclamer d’un semblant de justice. Vide, voici ce que nous sommes, jetés en pâture aux bêtes affamées, et qui auront à leur tour raison de nous après que tes dieux nous aient rendu visite. Point de fourberies, mais plus d’une naïveté. Alors, à mon tour, j’ose te demander : que nous reste-t-il ? »

Jean avait-il ici recrée dans son propre châtiment un terrain nouveau à la réflexion ? Si tel était le cas, c’est bien la pensée d’Éris qui s’y était subjuguée. Se pouvait-il que la condamnation de Jean eût également touché Éris, qui pourtant semblait épargnée de tels sorts ? Jean de penser « lorsque la condamnation frappe, elle n’épargne personne ». Pourtant, l’on croyait qu’Éris aurait su pour elle travestir la pression de l’homme en proie à sa passion, car ce qui dévore le monde jamais ne semblait l’atteindre. Mais jamais l’esprit habile comprenant le monde ne saurait se défaire de l’influence d’une trop grande faiblesse.

« Au moins le même choix qu’avec celui que j’essaie de composer Éris. Le choix face à la condamnation, voilà de quoi alimenter un sarcasme comme seul le désespoir sait le faire. Je me trouve du moins incapable d’apprécier avec légèreté une maladie qui avait eu raison de moi lorsque j’eusse questionné l’ordre de la transcendance… mais te voilà à ton tour atteinte de cette manie. Pardonne-moi pour un crime que je commettrais encore et encore, mais sans le choisir. Il te laisse là, livrée à tes ébats, aux conclusions que tu te refusais à partager, mais c’est sans anticiper la force d’une violence. Le fatalisme nous rappellera qu’il est une leçon en lui-même. Faire avec, c’est apprendre à faire sans… »

« Comment peux-tu détourner le regard avec une telle naïveté Jean ? As-tu définitivement embrassé le syncrétisme de quelque chose que des années à raffiner sa pensée avaient réfuté ? Se peut-il qu’un monstre désuet soit-en fait la transcendance même d’un appareil de réflexion ? Si tel était le cas, il me faudrait alors accepter qu’une sagesse soit le symbole du retour. Dur travail d’introspection aux conclusions quelques peu branlantes, car voué à ne pas se penser au travers de la raison. Se peut-il que, lorsque l’ordre des choses frappe, il vise avant tout la passion plus que la raison ? »

« Éris, aussi chagriné ma raison soit-elle, j’y vois au moins là l’occasion de tergiverser vers l’appareil de passion qu’un cœur alimente. Jamais ces mots ne font l’ascension, et jamais nous ne les verrons se confondre avec l’approche de l’homme instruit. Condamnés, voués nous sommes, à concilier tous nos paradoxes, c’est un éternel travail, une éternelle tentative, un éternel châtiment. Qu’est-ce que cette fatalité te susurre au creux de l’oreille ma tendre Éris ? »

«  Que ces mots se veulent doux et réconfortants, comme un miel fraîchement cueilli. Déposés comme une couronne de roses, ils savent m’atteindre en me gratifiant d’une possible salvation. C’est du moins ce que tu sembles en attendre ; plus qu’une réflexion forcée, c’est dans cette réflexion partagée que ton salut existe. Aussi, si tu trouves la force d’articuler de telles pensées, tu trouves aussi la force de t’ouvrir un peu plus désormais. Si je l’accepte, j’accepte d’y voir un espoir. Mais il me reste encore quelques traversées à parcourir Jean, car perdue dans les recoins d’une réflexion alimentant une réflexion, et laissant la force de la finitude s’insinuer dans ma chaire, ne me laissant avec une pensée que je n’avait su taire : l’ordre des choses condamne et entrave la liberté.

Jean, ta subtilité n’égale qu’une fourberie que tu sus avouer comme non désirée. Mais ne m’en veux pas pour mon incapacité à ne pouvoir marcher sur tes pas. Les vents violents de ce désert m’empêchent de m’alléger, comme tu sembles y parvenir. L’ordre des choses m’apparaît comme mondain en apparence, inoffensif en premier lieu, avant que je ne me prête à cet exercice. Je sais aussi que tu n’avais fait que ce que pensait nécessaire Jean ; laisser tes pensées te fuir, après que ce fatalisme t’ait séduit.

Inutile de te repentir, c’est un chemin sinueux et tortueux, voué à se désagréger sous le poids des paroles du sage. Pour le peu d’alternatives que tu ne posséderas jamais, laisse-moi au moins rire de nous…»

~

C’est en prononçant ces paroles qu’Éris avait condamné Jean. Le mot scelle, et la tentative de Jean était une diversion futile aux yeux d’Éris, qui ne voyait là qu’une réponse qui aurait pu endiguer un trop-plein de passions sous le couvert d’un cœur dans lequel se trouvait sans doute plus d’une réponse. Et lorsque le fatalisme frappe, ne condamne-t-il pas les hommes à déposer de minces voiles de fumée en escomptant qu’ils sachent dissimuler la substance d’un monde qu’ils ne contrôlent ?

Telle était la conclusion à laquelle était arrivée Éris, et ce parce que Jean ne sut la raisonner par ces voies qu’il qualifie de transcendantes. Éris l’avait compris mais ne souhaitait point s’y résoudre.

Lorsque le fatalisme frappe, il est d’une force si violente que rien ne subsiste. Les mots justes sont des mots manquants ; s’ils arrivent un tant soit peu à désigner l’objet de la condamnation, inutile d’y voir un exil quelconque.

Jean s’était délecté de cette vue d’esprit, un piètre succédané d’un poids sans commune mesure. Pour Éris, la quête était tout autre : ce regard sur le monde, c’est avant tout un monde qui se regarde…

 

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