Dans cette première partie des conversations imaginaires, Éris retrouve Jean, son confident depuis toujours. Après avoir rempli une coupelle de vin à Jean qui se tenait appuyé à la fenêtre, Éris alla s’allonger sur son divan, dans la contemplation du temps et des seconds qui passent.
Chagrinée, mais aussi bouleversée, Éris n’avait de place que pour un cœur confus, sans doute trop plein de beaucoup d’émotions. Des tumultes pour un cœur meurtri qui ne lui accorde aucun repos. Dans l’espoir que la sagesse de Jean l’éclaire, elle se prononce. Si la raison me fait défaut pensa-t-elle, puisse au moins Jean m’apporter un semblant de répit.
« Jean, je veux questionner l’essence des émois qui m’animent, mais aussi les passions qui me brûlent et me consument comme un feu que rien n’arrête. Mes émotions me condamnent, mais avant que ces passions n’aient raison de moi, je veux voir et comprendre une telle ontologie. C’est sans cette compréhension que je me retrouve impuissante mais aussi incapable de me prononcer. C’est sans aucun doute une bien mauvaise pénitence pour un cœur tout endolori. C’est que, pour toi comme pour moi, les passions ne peuvent véritablement s’éviter. Et même si je veux les voir disparaître parfois, je n’ose imaginer ce à quoi mon propre monde pourrait ressembler sans elles… »
« Vérité douce amère que je partage lorsque je partage les mêmes sentiments Éris. J’aurais moi-même bien du mal à trouver une quelconque satisfaction dans un monde privé de telles passions, de tels égards pour nos vies mondaines que peu de choses n’arrivent à endiguer vraiment. Et ces émotions m’animent autant qu’elles ne me blessent parfois ; qu’elles brûlent et que l’on souhaite s’en débarrasser, mais elles n’en demeurent pas moins étrangères à nous-même, aussi humaines soient-elles. Si elles changent d’apparence, mais sans que nous puissions le comprendre, ces passions nous rappellent combien il reste hélas un long chemin à parcourir.
Que nous le suivions avec ardeur ou que nous l’évitions avec une certaine aversion ne change en rien la donne, ne sont-ils pas simplement ce qui nous constitue ? Que le silence ne s’y fasse point de raison. Et les taire ne suffit pas : il n’est de passion plus blâmable que celle restant inavouée. »
« Je ne peux que jeter l’opprobre sur une condition qui m’échappe de beaucoup Jean. Il m’arrive moi-même de ne pas savoir ce qui se passe lorsque ces émois s’animent en moi. Je pense bien naïvement les avoir chassées. Je vois toutes ces douleurs et toutes ces peines, toutes ces richesses et toutes ces misères. Que demandé-je donc ? Je remarque combien ces émois me narguent, et lorsque j’essaie de les endiguer, rien n’y fait. Alors je m’assois et je les guette en silence. C’est une bien triste consolation, j’en suis pleinement consciente. Lorsque ces passions ont alors dicté mes choix de plus fort que la raison, je me retrouve face à mon éternelle énigme, celle d’une personne habitée par les démons du monde. Plus rien ne me suffit désormais.
Dis-moi Jean, comment pourrais-je donc trouver répit dans de tels simulacres, car si plus rien ne me suffit, je ne retrouve timorée et craintive, et je vois tous mes espoirs s’évanouir à l’horizon. »
« Bien difficile en effet de trouver répit dans de telles misères. Difficile aussi de se comprendre soi-même, et tout aussi douloureux parfois, de ne pouvoir arriver à accepter qu’il puisse exister des mots suffisamment juste pour dompter de tels tumultes. J’en éprouve un certain dégoût, c’est que nous sommes doublement prisonniers de notre illusion et de nos désirs. Illusion dans de si chiches avancées, et désillusion dans de pauvres succédanés.
Lorsque je te vois agir en esclave de tes passions – et il m’arrive parfois d’en faire de même n’en doute point – je ne peux me résoudre à comprendre les raisons et les motifs qui te poussent à agir ainsi. Éris, j’en interroge toutes les motivations qui s’invitent en qui te persuadant qu’il y là quelque chose de bon à en retirer. C’est hélas une entreprise vouée à l’échec… »
« Jamais nos futilités ne nous épargnent, je réalise un peu mieux le caractère enfantin de telles sottises. J’en perds la raison et tout me fait défaut. Plus aucune limite, et pour toi comme pour moi n’existe plus qu’un vide. J’en souffre sans aucun doute, mais tout me pousse à croire que c’est une douleur qui me procure un certain plaisir. Il en est ainsi de tous ces émois qui m’animent : je les aime à en mourir.
Dans de telles ivresses, de nouvelles esthétiques m’attirent, et la vie se contemple sous un jour nouveau. Lorsque j’aspire à de tels états, je réalise la douceur et la sensibilité qui y transparaissent. Et si ces passions se font un jour timide – quoique peu convaincue- je remercie alors les dieux de m’avoir épargnés la vision de telles belles passions, dangereusement belles. »
« J’admire une telle force Éris. Si ces passions ne t’abattent, elles ne te rendent que plus forte et aguerrie. Les désirs authentiques en disent toujours plus que nous ne voulons bien le croire, j’en ai désormais la certitude. Plus craintif que tu ne l’es lorsque mes propres désirs se manifestent, ils invitent avec eux un certain désespoir que je ne peux fuir hélas. Et même lorsque je réunis toutes mes forces, regarde comme je me laisse aller à de tels accès de misère si je résiste ! J’en ai payé un bien trop lourd forfait, ne l’as-tu jamais payé Éris ? »
« Je m’en suis déjà acquittée Jean, une première fois dans les égarements que sont mes passions, une deuxième fois dans mes folies. Je suis faible, et vois comme ces passions me consument à ce jour. Si je me réclame de telles misères il faut croire que la vie paisible réclame son dû. Je ne demande hélas rien de plus que les apparences puissent ne signifier vraiment. Je purgerais alors toutes ces passions dans un atelier de douleurs. Aussi sublimes soient-elles, elles sont miennes, et elles n’y ont rien à envier. »
« Ne te méprend point Éris, je m’égare moi-même, d’autant plus lorsque j’attends de telles passions qu’elles m’aident à retrouver mon chemin. Les émotions qu’elles déposent, sans qu’elles ne soient tiennes, sont pourtant celles que nous partageons, humains que nous sommes.
Ces sentiments profonds sont une bien curieuse énigme, et lorsque je te tente d’assouvir ma soif – soif qui me fournirait un semblant de compréhension – je n’y vois rien d’intéressant. J’ai tenté à plusieurs reprises de percer de tels mystères mais comme à chaque fois, j’échoue. Que l’embarras ne laisse en paix, je sais que j’essaie encore, mais que j’échouerais toujours. Ces passions me trahissent parfois, elles trahissent également mes plus petites tentatives d’exister en homme libre. Le peu d’intentions dont je peux encore me réjouir n’est qu’un jeu dans lequel les dés sont lancés sans but.
Plus rien à en retirer, je ne peux que laisser mon impuissance contempler les abysses de mon désespoir. »
« Les tumultes de tels émois jamais ne nous épargnent Jean. Te voir en prise à de telles déconvenues me rassure. Que tu t’égares à ton tour n’a rien de surprenant pour moi désormais ; en effet tout ce qui nous différencie jamais ne nous éloigne. Je pensais aller mieux en cet instant. C’est dans une compassion loin de toute condescendance que je vois apparaître sous mes yeux notre prédicament, en mortels que nous sommes ; une basse condition sans doute qui n’offre que la folie en guise de linceul. Et les dieux ne répondent plus, vois comme ils nous laissent dépérir, vois comme ils nous laissent nous fourvoyer au loin sans que nos cris n’y puissent y faire grand-chose. Dans de tels états, c’est l’espoir plus que la raison qui m’abandonne.
Les passions se font bien trop lourdes, et je ne veux ni ne peux escompter ton aide. Après-tout, si nous vivons les mêmes joies et les mêmes peines, nous sommes bien aussi incapables de les partager.
Plus d’une fois j’ai espéré de telles passions qu’elles me laissent en paix, qu’elles m’oublient et que je puisse me refaire avec le temps. Que je me réveille un beau matin, et que mes désirs n’aient jamais existé, comme par tour de magie. Mais ce ne sont que des bagatelles. Mes vaines tentatives n’aboutissent qu’à peu ; il ne me reste qu’à fermer les yeux, et feindre l’indifférence sous un couvert d’intérêt.
Maudites passions ! J’aurais bien tort de croire que de si petits gestes suffisent à contenir de tels émois. Ils sont une bien trop grande force qui ne me laisse que démunie face à moi-même j’en ai bien peur. La quête est futile Jean, aussi inutile que futile. J’en suis la preuve, et tu sais désormais qu’il n’y a en réponse à ces tumultes que de piètres satisfactions. »
« Laisse-moi au moins me réjouir de tout cela. Lorsque je tente de fuir mes émotions, et si quelque chose se manifeste en moi, et bien tout cela aura au moins le mérite de me bercer dans l’illusion d’une sagesse et de sa modestie. Et vois comme cela me réussit.
Tes mots m’atteignent en plein cœur et je vois tes douleurs, elles sont d’une couleur que seul un membre endolori porterait, comme une petite peine affaiblie face à tant d’efforts. La naïveté me cajole, mais sans qu’elle n’oublie de me susurrer à l’oreille que la chute qui m’attend est inévitable. Voilà comment j’évite de souffrir Éris ; ne te méprends pas sur toutes ces intentions et leurs motifs, même si tout porte à croire que les dieux que nous prions avec tant de ferveur détournent le regard sur nos vies mondaines.
Je les crois bons, et sans pouvoir fuir mes passions, elles m’apparaissent comme un châtiment pour une vie rarement pieuse. Mes débauches avaient annoncé de tels déboires, et je tente tant bien que mal de me racheter face aux courroux des puissants. Éris, les peines et joies se confondent dans de tels états, et je me sens alors pleinement heureux. Les symboles se changent et transmutent, c’est tout ce qu’il me reste. »
« Si tu es parvenu à véritablement te détacher de telles douleurs tel que ton exposé l’annonce avec résolution, alors je ne m’en montrerais que plus admirative. Devrais-donc me refuser à prier les dieux, qui comme avec toi, se jouent de moi lorsqu’ils laissent mes passions me détruire ? Rien ne me subsiste, sinon un trop-plein de candeur me poussant à croire qu’une vie éloignée de tout désir n’est pas à exclure.
Séduisant tableau, mais tu sais qu’il m’est impossible de succomber à de telles rêveries. Je les chasse du revers de la main. Inutile d’attendre une quelconque providence qui mettrait fin aux tumultes des émois ; le temps m’est bien trop précieux Jean… »
« Ne t’abandonne pas et ne pense pas que les dieux t’ont laissé seule face à toi-même. Va pleurer tes peines dans ces dieux qui t’auraient abandonné ! Vois comme ils t’accueillent. Aussi louables tes intentions soient-elles, elles ne sont qu’un bien trop petit espoir que plus rien n’alimente. Ne te prive pas et embrasse ta condition, accepte que tes désirs puissent te guider et dicter ta conduite, aussi étrangers à toi-même soient-ils.
Que ces tumultes que tu vis et qui te déposent sur un tapis de ronces ne t’empêchent de vivre. Ferme les yeux pour mieux les ouvrir, car sache qu’il en est ainsi de tous les sentiments profonds : ils ne se choisissent ni ne s’évitent totalement. Il ne nous incombe que de les accepter pour ce qu’ils sont.
J’ose espérer qu’en empruntant une telle voie, tu puisses t’encourir au trépas. En chemin, n’oublie pas de porter ton regard sur le charme et l’esthétisme que de telles passions possèdent : la chimère de tous nos désirs est une petite satisfaction qui jamais ne se refuse… »
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C’est sur ces dernières paroles que Jean s’allongea à son tour, ses pensées revenant alors des contrées dans lesquelles elles s’étaient perdues. Son regard se porta sur Le supplice de Tantale. Une bien étrange coïncidence pensa-t-il.