C’est sur le pavement du chemin des douces intentions qu’Éris se retrouve à errer dans les rues de son silence. Drames et poésies dans le non-dit, le chemin de l’inavoué rarement n’offre de salut. Aux prises des tortures de sa conscience, et comme pour mieux définir le rapport de ses propres interrogations, elle s’en alla retrouver Jean, chez qui, se dit-elle le dialogue permettra au verbe d’avancer, et ce sans qu’il ne vienne à s’interposer à la nature même de ce silence imposé.
Contemplant La naissance de la tragédie de Nietzsche, elle retrouve Jean allongé sur le divan qu’il qualifie « des bonnes intentions ». Mais pour Éris, il en est tout autre, une tâche plus qu’autre chose, celle de l’ouverture du cœur et de l’esprit, la mise à nu de sa tourmente, la définition de sa violence dans le silence et son aisance.
« Éris, je te vois là errer, et que l’instabilité du doute ne te dévore sans que nous n’ayons ici pris la parole sur ce qui te trouble. Laisse-moi le temps de contempler la misère de ton doute, l’avarice de ton empathie, et la faim de ton esprit. Je n’y vois que peu de mots pour l’indécision d’une telle résolution, pour ton courage, ou pour la mise à l’épreuve du peu de force que tu possédais jadis. Pour quelles raisons la tourmente est tienne, et pour quelles raisons tu succombes à ce mortel silence, sans avoir trouvé en toi de quoi formuler la tare qui t’abat ? »
Éris, troublée, sentait au plus profond d’elle-même qu’elle n’avait accepté que le recours de son propre silence, la mise à nu de sa propre condamnation sans que les dieux ne puissent y faire grand-chose. Quels faisceaux brillaient jadis, mais quelles lumières s’étaient trop tôt éteintes ? Point de magie ni de recours pour de telles afflictions, d’où la nécessité du dialogue :
« Jean, ta justesse d’esprit ne cesse de me surprendre. Que mon comportement atteste le doute de ma condition il dépeint aussi avant d’autant de véracité les états d’âme qui me dévorent. Quelle alternative pour un cœur que l’abattement ronge de l’intérieur ? Mon silence est une douleur ouvrant plus d’une cicatrice, et je porte en mon sein la deuxième. Le silence s’impose de lui-même et se développe comme une tumeur ; il établit à plus d’une raison un comportement forcé que j’aurais aimé ne pas voir en moi. Devrais-je pleurer mon sort et les démons qui m’accablent jour et nuit ? Et si non, voilà à quoi je me retrouve réduite. Le silence m’apparaît comme une lame dont le tranchant creuse et aggrave mes plaies chaque jour : détresse à bien des égards, mais égale impuissance… »
« Éris, que la culpabilité t’épargne, les drames et conflits échappent de beaucoup à la raison humaine. Ils ne sont que l’étroit passage faisant place à de la rancœur et de la haine pour ce que je qualifie de bagatelles. Le silence atteste parfois de la honte, celle de notre condition, et parfois, il n’est que ce fardeau pour une tristesse trop lourde à porter, d’une tristesse que je supporte sans supporter.
Les regrets te l’annoncèrent, et la solitude me l’avait montrée jadis dans nos conversations : il a y bien plus que la raison dans ce qui nous constitue. Et lorsque nous raisonnons, nous payons le forfait pour la perdition et des dérisions. Si le venin du conflit n’est pas tout aussi mortel, le silence nous condamne. Si tu y trouves ta foi, tu y retrouveras également ton pardon. Et à défaut des les avoir, je ne peux que me considérer simple mortel. Choisissons-nous nos péchés Éris ? »
« C’est sur le doute que je m’allonge, et dans la détresse de nos égards que je ne te laisse que peu le choix. Tout porte à croire qu’une telle faiblesse éloigne toujours plus du réconfort.
Ma vie ne m’appartient plus, le silence me dévore, et j’y vois ma perdition. Abîme de mes folies dans le linceul de mon éternel silence, la honte du verbe, et le rejet du dialogue m’empêchent d’y voir clair. Je n’ai plus de choix Jean, moins d’options et moins d’arrogance à me réclamer d’un semblant de responsabilité dans le déclin du dialogue. J’avais au moins cru en l’espace d’un instant que j’aurais pu articuler un tel chagrin. Pauvre indécence sur laquelle je jette un voile que je couvre et que je nie. Me vois-tu désormais ? »
Était-il possible qu’Éris ait succombé à sa propre folie et sa propre ivresse et ce sans qu’elle n’en vienne à pleinement le réaliser ? C’est lorsque la folie touche de sa substance l’Homme, qu’il ne lui reste que la candeur pour trépas…
« Éris, je te reconnais là. Plusieurs éléments apparaissent, mais sur ton visage rien qui me paraisse familier. Je ne te reconnais plus, mais lorsque j’ose demander « qui es-tu ? », je te vois. Alors, pour moi, comme pour toi, il existe au moins deux certitudes avec lesquelles nous pouvons avancer : que la honte te ronge, et qu’elle n’y causera point ta mort mais ma désillusion. Drôle de sensation… »
« Et je me déçois moi-même, que cette honte me donne la force de creuser un sillon à chaque instant sur un tel silence. Il habitera ma propre mort lorsque c’est le silence qui détériorera ma propre âme. Pour quelques secondes de répit, je me retrouve habitée d’une créature, de la pulsion et des émotions sans cavalier, bien loin de ce que j’avais prêchée jadis. Trop de regrets mais trop peu de temps pour échapper à de telles dispositions. Sème ton doute et j’y pleurerais des graines bien peu fertiles Jean. Qu’un terreau sans vie accueille les racines de ma propre perdition. J’étais déjà moins triste… »
« Qui suis-je pour dénoncer dans la justesse de mes descriptions les émois qui t’habitent, mais sans ne pouvoir mesurer avec justesse la tourmente qui t’accable ? Alors qu’une telle créature te dévore à chaque instant, j’en vois une tout autre, celle de ma condamnation et de mon incompréhension.
Prétentions de simples mortels ; mais parle-moi et laisse-moi le temps de t’aider avant que la haine ne finisse par se substituer à tes fourvoiements, et avant qu’une silencieuse mort n’ait raison de toi. Sanctifions donc quelques instants et que la contemplation n’égale que l’ignorance qui m’affecte. Éris, si tu pouvais te défaire de ton châtiment, je le laisserais me pénétrer ; et si l’empathie n’y subsiste plus, je me condamne moi-même : que dix enfers me dévorent et se réjouissent de ma chair de simple mortel. »
« L’empathie est un bien petit appareil pour de telles circonstances, les amitiés se défont et les passions s’animent ; c’est que, pour deux êtres s’étant aimés jadis, le silence raye l’Histoire et tout recommence à l’image d’une nouvelle saison. Les unions sacrées se défont, et l’oubli se réjouit. Le passé n’avait que peu de fois animé les sourires qui se faisaient rares, et effacer pour tout recommencer eut au moins le mérite de m’alléger du poids de ma propre culpabilité Jean.
Je laisse le pardon aux églises et aux hommes pieux. Mon existence avait sans doute moins d’importance à mes yeux. Et dans mes veines je porte désormais le poison du doute ; et c’est lorsque je questionne de tels états que je me vois contrainte d’ouvrir ma plaie ; si c’est le cas, il ne me reste que le divan de ma propre pitié sur lequel m’allonger.
Liberté et choix font de belles rimes, la joie du poète et la bénédiction du conteur d’histoires. Mais je n’y vois qu’une farce lorsque j’essaie de les utiliser pour mieux noyer ma peine. Peu de chose que j’aurais pu dire et assumer, et peu de choses que j’aurais pu partager sans y payer un lourd forfait. Je me laisse le temps de m’oublier moi-même si ma peine ne s’allège pas. »
« Il te faudra du temps Éris, du temps pour guérir de telles blessures, du temps pour que les opposés se réconcilient, et du temps pour verser sur une feuille des centaines de larmes. Déceptions cristallines que tu traceras à la craie. Oublie donc les vertus des saints et les sages paroles des hommes d’Église. Sous ce couvert se jouent bien plus de drames peut-être, et peu de choses inavouées voient le jour. L’apparence existe à l’image d’un rideau, dont les qualités ne font que dissimuler bien pire peut-être. Et c’est en ami que je me propose mon conseil et mon repos, celui d’échapper à cette empreinte du silence, échapper à son existence et sa douleur, sans quoi tu te condamnes et creuses ta tombe un peu plus chaque jour. Parce que la honte t’habite, et parce que le silence empêche le répit, que te reste-t-il Éris ? »
« Jean, j’admire la franchise de ton verbe, mais le peu de consolation que tes mots ne m’apportent me laissent tout autant croire qu’être libre est donné à tous. Honte aux philosophes ! Honte à moi-même ! Où se trouvent les réponses ; où se trouve l’aide dont nous dépendons tous ? Solitude et misère, absence, silence…
Je salue Camus et je parachève son œuvre : que le poids de la pierre m’abatte, et que la douleur de l’effort m’empêche de mener à bien ce projet de sincérité. Le temps ne m’appartient plus. Jean, quelle moquerie, et quelle indécence ; l’envie et la force ne nous habitent que lorsque de tels sentiments se font absents. Et c’est lorsqu’ils se manifestent que le plus brave des hommes n’est plus. Combien de temps devrais-je encore payer le prix d’un silence que je n’ai pas choisi : combien de nos actions nous appartiennent vraiment ? »
« Peut-être une ou deux, celles sachant transcender avec soin de simples besoins que l’on dirait primaires ; peut-être celles détachées du corps et n’appartenant qu’à l’esprit. La liberté n’existe que chez celui que la folie a réussi à convaincre de l’existence de cette même chose. Au-delà ne subsiste que la rancœur pour la personne ayant réalisée que se construire et exister sont de causes futiles, un impératif et un devoir hélas.
Trop de définitions sans réforme, et les sentiments y font partie Éris. Laisse donc ta culpabilité et la honte s’envoler. Après tout, si tout n’est qu’une vue de l’esprit, à quoi bon s’en préoccuper ?
Si ni les sentiments, ni les émotions ne se contrôlent, que pourrais-je qualifier de liberté ? N’existe-t-elle qu’en mots plus qu’en apparence ?
Le temps fait son œuvre, mais difficile de ne pas se soumettre à de si fortes passions… »
« Jean, j’admire ta perspicacité, cet esprit bagarreur et fataliste. Cependant, j’ai encore espoir de voir apparaître devant moi le miracle de cette liberté qui ne m’appartiens pas, cette folie qui me nargue, et dont je peux me détacher. Je porte e moi une telle peine mais autant de doute.
Je me replie et je m’affaiblis, je n’y crois plus et je me refuse à croire qu’il soit possible d’y voir autre chose. Les dieux me condamnent, mais je me dois de les remercier, ma pauvre vie n’est pas la mienne. S’ils veulent me voir en apôtre, je me dois d’apprendre à voir mon salut. Vue d’esprit ou non, quelle différence. Que descende sur terre la condamnation de ma propre personne ; si je choisis le silence, qu’ils me punissent. »
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Jean de penser qu’ Éris avait ici acceptée de laisser les Dieux décider de son sort. Plus rien, se dit-il, n’existe entre elle et son châtiment. Plus d’une feuille en automne tombera avant qu’elle n’ait en elle la force de surpasser le poids de son propre chagrin. Moins de projets, plus de condamnation, et sans liberté il n’existe que la mort. Fatal ennui, mais sans alternative. Les chemins ne sont plus véritablement réconciliables et les plaies resteront à jamais ouvertes. Créature de son doute et de son malaise, et c’est en oubliant le temps, qu’elle avait oublié également qu’il guérit toutes les blessures. Il n’existe pas de liberté innée, mais un jeu de patience : le danger guette à chaque instant.
Se jeter dans les bras de dieux sans scrupules ne faisait que renforcer sa propre intuition. Jean de se rappeler le témoignage d’un Sisyphe condamné à vivre sa propre condamnation :
Un homme est toujours la proie de ses vérités.