Conversations imaginaires n° 10 : De l’envie

L’envie sublime nos désirs les plus sincères. Douce ivresse qui jamais ne s’anticipe ni ne s’évite totalement, l’envie est le hameau de nos passions, le siège de nos appétences, et le bastion d’une concupiscence que peu ne peuvent nier.

Mais si l’envie témoigne de sa prestance chez le mortel, combien d’hommes souhaiteraient voir ce sentiment disparaître – lourde pénitence souvent – et combien y parviennent vraiment ? L’envie est un éternel cortège à la recherche d’un semblant de répit, qui jamais n’oublie de se jouer de nous lorsque les silences les plus timides vocifèrent.

Et si peu de ces désirs nous satisfont, en leur sein se trouvent sans doute de plus fortes résolutions. Irrésolutions aussi, que le désir parachève avec douceur. Les candeurs du désir pervertissent, trompent même, laissant l’homme perdu dans plus d’une confusion : l’objet du désir s’efface alors, et c’est le désir même qui attire. Dangereuse avenue, là où plus d’une passion étouffent, et là où les feux qui y brûlent ni ne nous négligent ni ne manquent de nous rappeler nos erreurs. Des lieux de solitude aux confins des états d’âme, tous errants, mais sans effleurer la quintessence même du désir, l’essence de ce qui attire et ce qui repousse tout à la fois.

Jean se trouvait là sans doute en proie à ses désirs. Prisonnier d’une condition qu’il voyait dans la chaire, il attestait pour plus d’une de ces bassesses une faiblesse qui le jugeait, et qui a bien des égards, le fourvoyait. Avait-il demandé à s’abreuver à la coupelle qui lui offrît une telle disposition ? Et n’avait-il pas aussi prié avec ardeur les dieux, leur demandant de leur grâce de mettre fin à de tels tourments ?

S’il reçut qu’un silence en guise de réponse, il escomptait à égale mesure la parole d’Éris. Qu’elle l’aide, sans doute à sortir de sa misère, soumis à un désir qu’il ne pouvait contrôler. S’il ne peut que recueillir pauvreté de jugement en de pareilles dispositions, Jean se laisse aussi l’espoir d’oublier ses désirs. Hélas, il ne pouvait qu’y contempler un paradoxe.

« Éris, permet moi de solliciter ta sagesse, c’est que, j’alimente ici l’espoir que tu saches me guider face à des désirs qui me tourmentent. Des désirs qui m’animent, mais que je souhaite aussi voir disparaître. Comment le pourrais-je ? Existe-t-il une quelconque salvation lorsque ces désirs me déposent avec douceur sur un lit de ronces ?

Comment fuir une soumission qui se paie cher et qui me laisse là, démuni face à moi-même ? Un incapable, ne sachant comment pratiquer le fort et l’intelligence dont je pouvais me réclamer jadis. S’il existe en ce monde le remède à de telles folies, je me mettrais à genoux autant de fois qu’il le faudrait, et je me laisserais sans doute sombrer à la solitude s’il en était tout autrement… »

« Jean, ces désirs se jouent de toi, mais la résistance est vaine. Lorsque ce désir touche, il pique en déposant son doux poison, c’est un venin douloureux, mais jamais dangereux. Vois là la force d’un prédicament pour l’homme qui se réclame d’obscurs accès de transcendance, et qui se dit éloigné de tout désir. Qu’ils se manifestent une fois, et cela suffit à rappeler combien certains drames chez les hommes ne disparaissent jamais. Le désir est une éternelle présence qui berce et murmure sa nécessité.

Ouvre les yeux, redescends sans doute. De quel mal un tel désir t’accable-t-il donc ? Plus que la tourmente que tu y vois, j’atteste plutôt d’une existence dont la condition t’échappe de beaucoup, et plus que de simples mortels, nous sommes surtout de simples hommes. »

« Éris, s’il m’incombe de voir ces désirs comme des eaux auxquelles je m’abreuve, je me forcerais à croire réduit de tout choix. Si les désirs ne se choisissent ni ne s’effacent complètement, dois-je à tout jamais mettre à mort ce que j’appelle liberté ? Mais je me refuse ! »

« Et n’as-tu jamais été libre Jean ? »

« À bien des occasions Éris, et je ne souhaite pas voir de tels désirs égarer le soin que j’y accorde. Ne me vois pas fourbe, comprends plutôt que de tels désirs n’apportent que trop peu, alors que j’ai bien vite fait d’oublier leur objet. Sans doute me faisaient-ils l’effet de quelques pierres précieuses d’une beauté inégalée jadis, mais à ce jour, je ne vois l’ineffable que dans de tels désirs et rien d’autre. Ils me bercent, et les fragrances que ces désirs déposent exaltent mes sens. C’est bien lorsque le désir engendre la satisfaction qu’il disparaît : c’est un caractère joueur d’une force insoupçonnée. »

« La tourmente qui ne te laisse que peu de répit pourrait s’en trouver cachée dès lors ; je te vois là, à sublimer le désir plus que son objet Jean. Aussi, de telles passions ne peuvent que juguler et brûler tout ce qu’elles touchent. N’y escompte en effet aucun répit, oublie plutôt qu’y mettre fin est chose aisée. Le désir attendait de toi que tu l’y dépose sur un piédestal fait de diamants, et tu avais sans doute sacrifié ton cœur lorsqu’il te fallait bâtir un tel autel. Regarde combien tes diamants blessent, vois combien ils n’alimentent qu’une petite pitié pour laquelle tu n’as toi-même que bien trop peu de larmes.

Expose ton admiration pour de tels désirs, et embrasse le tranchant de tels égarements, prie pour qu’ils t’atteignent et te laissent en morceaux : ci-gît un homme que trop de désirs avaient abattu, la mort en guide de répit, comme si la misère dût lui survivre…

Bien triste vision Jean, que je ne te souhaite point. »

« Éris, le désir m’apparaît comme un feu en hiver. Des flammes d’une flamboyance et d’une vivacité qui me fascinent et qui m’éloignent des ténèbres. Vois comme ces belles flammes réchauffent un cœur fatigué et endolori, meurtri sans doute dans la solitude. Pourrait-t-on me reprocher d’avoir atteint mes béatitudes en embrassant une telle chaleur ?

Ne suis-je pas moi-même digne de tels états ? J’en paie sans doute une bien trop lourde peine, et j’en oublie tous mes mots. S’agit-il de maux pour lesquels je devrais montrer quelques discernements ? Que me reste-t-il de liberté face à tout cela ? Escomptes-tu que la sagesse me détache de tels désirs ? Un homme perdu, à la recherche de la raison dans ses passions, voilà tout ce que je suis désormais Éris. »

« Jean, tes passions réclament sans doute leur dû. Et si elles t’accablent, cela ne t’épargne point d’un quelconque acquittement. Que ton temps soit venu ; puisses-tu y parvenir, je ne peux que te le souhaiter… »

« Et pourtant, Éris, j’en ai payé le prix. Du temps de misère dans un atelier de peine sans aucun doute. Si le désir me nargue, et apparaît comme quelque chose que jamais je n’aurais, je m’étais quoi qu’il en soit laissé aller aux plus douces de mes rêveries lorsque j’en oubliais qui j’étais. Ces désirs possèdent un certain charme, ils fascinent sans doute par un caractère tantôt timoré, et tantôt vaillant, mais aussi pathétique que déterminé. Des qualités multiples, inattendues, coquines et fourbes. Les désirs ont su me séduire, et si la raison diminue en peau de chagrin, je finis par m’adonner à des folies. Dois-je fermer les yeux et feindre l’indifférence Éris ? »

« Tes peines ont-elles donc justifié cette ignorance, et que tu t’adonnes avec tant de naïveté au désir et à sa perfidie ? Et tout cela ne t’a-t-il pas éloigné de l’homme libre que tu veux voir en toi avant tant de ferveur ? Que l’image que tu contemples se réduise en miettes donc sous tes yeux, que cela te rappelle sans détour l’erreur que tu commets un peu plus chaque jour que les dieux font. Ta sottise te fera aussi avancer avec peine aux confins d’un monde bercé dans des petites illusions, une bien triste consolation, j’en ai bien peur. Je doute aussi qu’une quelconque folie te fasse oublier le choix de tes désirs Jean. »

« Je reconnais le mal nécessaire qui se trouve dissimulé aux confins de tous ces désirs qui se présentent à moi sans que je n’y puisse y faire quoi que ce soit. Il faut croire que la frustration qui m’habite justifie toujours un peu les misères que je m’afflige. Mais je sais aussi me reconnaître en tant qu’homme. Plus qu’un quelconque équilibre à atteindre, ma quête d’homme damné se fait sur le fil du rasoir. Chaque jour, je me verrais avancer avec peine et douleur. Les pieds meurtris, on ne saurait éprouver de la pitié pour une situation non voulue mais non véritablement évitée. J’y vois les états d’un homme complaisant, faible peut-être, ou bien désespéré.

Les meurtrissures avec lesquelles je me retrouve semblent bien moins me gêner. Du moins, je ne m’explique que de cette façon mon attirance bornée pour des désirs futiles Éris. Je ferme les yeux, vois-tu, je réalise que si je ne choisis pas mes désirs, car ce sont eux qui m’ont choisi. Esclave de mes passions, et enchaîné, je rejoue dix fois ce même acte. La fin ne m’est plus inconnue ; le désir n’est jamais inattendu Éris, il attend en silence, comme à l’accoutumée. »

« Ces paroles te profitent donc-t-elles ? Montre moi l’avantage que tu en retires et je serais la première à m’en repentir, à désirer comme tu désires même. En attendant, je détourne le regard. Je ne peux contempler ce spectacle sans éprouver une once de gêne, et de dégoût même. Vois là où cela te mène. Tu l’as dit toi-même, la raison te fait maintenant défaut. Tu t’affaiblis, peut-être qu’il ne reste plus qu’à attendre la maladie. Je suis moi-même la première surprise à voir comme tous ces tracas enrayent ta capacité à reconnaître le choix qui te fait maintenant déshonneur.

Par précaution, tu avais sans doute préféré te brûler avant que le froid ne finisse par avoir raison du feu qui agitait des passions. Et que ces brûlures te rappellent ce par quoi tu as fait ton chemin avant d’en arriver à de telles conclusions. Tes désirs, même s’ils t’effacent et te privent de ta liberté, ils sont à tout jamais la seule trace que tu porteras en toi Jean. »

« Les désirs sont plus qu’un jeu de patience. J’en ai désormais la conviction. J’ai moi-même tenté d’être plus qu’un homme, comme si je pouvais tromper les dieux ! Les dés avaient été jetés ab initio, cela suffit à calmer mes peines et mes colères Éris. Par railleurs, j’en retire bien des avantages. Je frôle des doigts une exquise beauté, la perfection faite manifeste dans un monde chimérique. Si tu parviens à esquiver les désirs qui te narguent, voilà ce que tu manques Éris.

Que je me dise condamné, j’aurais au moins goûté à un fruit que tu ne connais point. Et comment le pourrais-tu ? Les précautions rarement animent nos vies. Après-tout, ne pourrais-je donc pas à mon tour vanter une vie qui te fait défaut ? Les désirs sont en verve, et lorsque je me laisse séduire par mes désirs, je veux goûter l’exotisme et son charme, ce qui se vit là où les précautions ne savent aller. Et comment dès lors me considérer comme le condamné ? En effet, désirer, et désirer ses désirs vaut plus tout en l’espace d’une vie : telle est ma conclusion Éris. »

~

C’est sur ces mots qu’Éris se leva du divan sur lequel elle était allongée. Elle contempla Jean, et en l’espace d’un instant, le temps semblait s’être arrêté. Les mots étaient de trop. Éris amena ses mains sur ses douces épaules, et laissa sa robe nacrée lui glisser le long du corps. Désormais nue, elle se révéla à Jean, qui vit dans la chaleur de son regard ses béatitudes. La contemplation qui s’offrait à lui équivalait à tous les désirs du monde. Éris s’approcha de Jean et déposa un suave baiser sur ses lèvres au goût tendrement amer. C’est lorsque leurs regards se croisèrent qu’Éris réalisa son attirance pour un Jean qu’elle vit dans les abysses de sa propre existence.

C’est dans la résolution de cet homme, perdu dans des désirs et ses illusions, qu’elle avait succombé à son charme…

 

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